
J’avais fait sa connaissance pendant mes études à Utrecht et nous avions toujours entretenu de chaleureuses relations. J’ai beaucoup d’estime pour ses activités et publications d’archéologue et d’historien de l’art. À peine deux semaines plus tard, je me trouvais dans sa maison de Bilthoven, aux Pays-Bas, pour examiner avec lui la collection qu’il avait constituée avec son épouse Karin Rupé, principalement durant les années qui suivirent sa retraite comme professeur de l’Université d’Utrecht (ill. 1). Le noyau rassemblait des peintures hollandaises du XVIIe siècle, mais aussi des sculptures et divers tableaux des XIXe et XXe siècles. Quelque temps avant sa mort, Jan Willem avait réussi à publier, avec l’aide de sa fille Jantien Black et de Marina Aarts, le catalogue de ladite collection sous le titre Diversiteit en samenhang. Catalogus van een studiekabinet (Diversité et cohérence. Catalogue d’un cabinet d’étude) (Delft 2016). Jan Willem avait une grande admiration pour Frits Lugt (1884-1970) et connaissait bien la collection de la Fondation Custodia. Il supposait que certaines de ses œuvres s’y intégreraient parfaitement du fait de leur nature. Il avait totalement raison.
Il fut décidé de choisir un groupe de peintures hollandaises du XVIIe siècle que la Fondation Custodia achèterait aux héritiers et de léguer deux tableaux à l’État néerlandais que ce dernier mettrait en dépôt rue de Lille à Paris – la Fondation Custodia ayant aux Pays-Bas un statut de fondation à but non lucratif. Les tableaux hollandais ont depuis été acquis et nous attendons maintenant la décision de l’État néerlandais.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.41
Frits Lugt avait su discerner très tôt les qualités de Jacob Esselens (1626/28-1687) comme peintre de scènes de plage et il en avait achetées deux parmi les meilleures. Un rarissime Portrait d’une jeune femme, signé du nom entier de l’artiste, que Wolfgang Stechow, un ami de Lugt, avait jadis publié, vient aujourd’hui compléter ce petit ensemble (ill. 2). Il se trouve d’autant plus dans son élément que l’intérieur dans lequel la jeune femme est représentée, debout devant un meuble sur lequel sont posés des objets de toilette, offre un exemple de salon hollandais que Lugt et son épouse ont souhaité créer à l’hôtel Turgot.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.43
Le petit Portrait de Willem Cornelisz Backer peint en 1688 par Willem van Mieris (1662-1731) (ill. 3) est remarquable par son état de conservation. Les peintres du mouvement des « fijnschilders » (peintres précieux) sont peu présents dans la collection et ce très bel exemple de l’art du fils de Frans van Mieris constitue un enrichissement de premier ordre pour l’ensemble des portraits en miniature et la série de petits portraits à l’huile. Son pendant, le Portrait de Magdalena de la Court, épouse du peintre, également daté de 1688, se trouve au musée municipal De Lakenhal à Leyde.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.37
Un intrigant autoportrait de 1634, monogrammé I. S., est également venu renforcer la collection (ill. 4). Son auteur, dont l’œuvre peut être reconstitué sur la base d’une trentaine de tableaux, mais dont la véritable identité n’a pas encore été déterminée, aimait à se représenter lui-même dans divers rôles et sous différents costumes. Il est ici assis sur une chaise, le pied posé sur une pile de livres, un marteau d’armes à la main et un linge noué dans les cheveux suggérant sa bravoure. Des éléments iconographiques qui, d’après Salomonson, indiquent que le maître s’est représenté comme la personnification du tempérament colérique, pour faire pendant à un petit tableau conservé à Aschaffenburg réalisé la même année, dans lequel il illustre le tempérament sanguin sous les traits d’un homme absorbé dans sa lecture.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.40
Tout aussi singulier est l’unique tableau d’Esaias van de Velde (1587-1630) qui ne traite pas d’un paysage ou d’une scène de genre mais d’un sujet mythologique – Énée, Anchise et Ascagne fuyant Troie en flammes (ill. 5). Signé « E. V. Velde » et daté de 1626, il est exactement le genre d’œuvres inhabituelles que Frits Lugt s’est plu toute sa vie à rechercher.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.39
Le paysage italianisant circulaire, peint sur cuivre, dans lequel un page indique le chemin à un cavalier au bas de ruines romaines transformées en maison (ill. 6) est simplement monogrammé BB. Bartholomeus Breenbergh (1598-1657) est déjà présent à la Fondation Custodia à travers une superbe série de dessins, ainsi qu’un tableau dont l’étude préparatoire a pu être acquise récemment. Ce travail rappelle les paysages ronds et intemporels de Goffredo Wals (vers 1600-1638/40) et montre les fortes analogies dans l’œuvre des deux artistes, qui entretenaient chacun des liens étroits avec Claude Lorrain.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.36
L’ensemble de grisailles et de peintures monochromes de l’hôtel Turgot s’est enrichi d’une version peinte et dessinée, sur un petit panneau préparé, de Loth et ses filles par Abraham Bloemaert (1566-1651) (ill. 7). Tandis que les filles enivrent leur père pour s’unir avec lui et assurer ainsi leur descendance, l’épouse est figée en statue de sel à l’arrière-plan à droite. L’application des touches de peinture avant le dessin à la plume et à l’encre brune est caractéristique de la technique de Bloemaert. Le résultat est proche des gravures en clair-obscur que l’artiste avait l’habitude de produire dans son atelier, dont les valeurs étaient obtenues à l’aide de blocs de bois et le trait avec une plaque de cuivre.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.38
Un tableau que Jan Willem et son épouse aimaient particulièrement est la Vue des remparts d’Utrecht côté sud à hauteur de la Mariawaterpoort de 1645 (ill. 8) de Herman Saftleven (1609-1685), dont ils réussirent même à acquérir le dessin préliminaire, lors d’une vente publique organisée à Munich en 2013. Récemment nettoyé et pourvu d’un cadre du XVIIe siècle, l’œuvre est aujourd’hui exposée à tous les regards dans la salle-à-manger de l’hôtel Turgot. Elle donne le sentiment d’avoir été réalisée lors d’une belle journée ensoleillée et prouve que les paysages du sud de l’Europe n’ont pas le monopole des chaudes lumières dorées. La scène nous transporte directement sur les contreforts des remparts de la ville d’Utrecht et relève presque du travail « sur le motif » typique du XIXe siècle. Jan Willem a publié une étude détaillée de ce tableau et de sa topographie. Le traitement de la lumière tient du miracle et la sobriété des façades des bâtiments augmente encore la magie du spectacle qui s’offre à nos yeux. La ville d’Utrecht redonne actuellement vie à sa ceinture de fortification, rouvre et irrigue les canaux comblés, et ce tableau a déjà été demandé en prêt pour l’exposition qui accompagnera le fruit de ses efforts.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Et puis il y a la peinture innovante du frère de Herman, Cornelis (1607-1681), analysée de façon éclairante par le collectionneur. C’est une Allégorie des vices et de l’impossibilité d’éliminer la folie humaine (ill. 9). Dans un paysage désolé, nous rencontrons un groupe de figures, pour la plupart animales ou mi-animales mi-humaines, représentant les vices de l’humanité. Un cochon, symbolisant la Gourmandise (Gula), s’adresse à elles. Il se tient debout sur un tonneau de bière, une chope à la ceinture et lisant le « Varkenskrant » (Journal du Porc). La bannière blanche à gauche, qui présente une signature, la date de 1629 et le texte « Elck spelt met syn sottie » (Chacun joue avec sa sottise), est tenue par un chien coiffé de plumes, signifiant l’Orgueil (Superbia). Plusieurs créatures portent une marotte (attribut de bouffon) pour montrer leur folie. Leurs actions sont pour le moins incontrôlées et personne ne semble prêter attention au message qui brille d’en haut à travers les nuages.

Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles
De l’autre côté de la composition, un crâne perché sur un arbre mort et une clochette indiquent que la mort mettra fin à toutes les activités humaines et aux chamailleries. En bas, Saftleven crée un paradoxe merveilleux : dans le nid, une chouette couve ses œufs. Ceci symbolise le fait que la mort ne peut empêcher l’apparition d’une nouvelle génération de hiboux (c’est-à-dire des fous). Cette dernière notion a été illustrée avec éloquence dans une gravure du XVIe siècle, publiée à Anvers par la veuve de Hieronymus Cock, montrant un nid dans lequel deux parents insensés donnent vie à une famille de fous (ill. 10). Les autres motifs, la temporalité de la vie et le fait que l’humanité est gouvernée par les vices, trouvent aussi leur origine dans l’art plus ancien, mais la façon de les exposer de cette manière piquante et monochrome est due à la créativité de Cornelis Saftleven.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
La collection de peintures de Lugt n’est pas très riche en scènes de mythologie classique, ce qui rend d’autant plus bienvenue l’addition de la remarquable Vénus et l’Amour pleurant la mort d’Adonis de l’artiste rare Reynier van der Laeck (1615/1620-1647/1648), qui fut actif à La Haye (ill. 11). La représentation a quelque chose de théâtral, renforcé par le ciel gris anthracite. La déesse de l’amour et son fils versent des larmes près du corps sans vie du beau jeune homme étendu sur un drap, et la sobriété du paysage ajoute à l’impact dramatique du tableau. L’histoire est dépouillée jusqu’à son essence. Il n’y a pas de détails anecdotiques, et cette peinture datée de 1641 est plutôt inhabituelle. Jusqu’aux années 1950, elle faisait partie de la collection du Gemeentemuseum à La Haye. Elle a été vendue dans le but d’acheter des œuvres d’art contemporaines. Les Salomonson l’acquirent en 1979, avec l’espoir de lui donner une place permanente dans un environnement approprié. C’est maintenant chose faite. Le tableau est accroché à côté d’une œuvre de Jacob van Loo, Diana et Calisto, avec une mise en scène comparable d’un motif classique.

Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2018-S.42
L’artiste anversois Cornelis de Vos (vers 1584-1651) est surtout connu comme portraitiste, mais on lui doit aussi quelques scènes d’histoire largement influencées par Rubens. De la collection des Salomonson, nous avons acquis une des très rares esquisses à l’huile, réalisée pour le grand tableau Alexandre le Grand et la famille de Darius (ill. 12). Ce modello a précédemment appartenu au collectionneur Daniël George van Beuningen qui, en sa qualité de mécène, donna son nom au Museum Boijmans de Rotterdam en 1958. Il manifeste lui aussi clairement l’influence de Rubens. La peinture de grand format correspondante, qui s’écarte peu du modello, est conservée au musée d’Oldenburg en Allemagne. Notre souhait d’ajouter le tableau de Cornelis de Vos à la collection est lié à l’importance que l’esquisse à l’huile a pris désormais à la Fondation Custodia, des paysages de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles aussi bien que des esquisses du XVIIe siècle. Il y a quelques années, nous avons acheté une esquisse d’un groupe de musiciens sur un fond doré, exécutée d’une main rapide et adroite par le Flamand Antonie Sallaert, et une « brunaille » d’Adriaen van der Werff (un ricordo d’un tableau perdu à Potsdam). Enfin, un ami historien néerlandais a promis de nous faire don d’une esquisse à l’huile de Hans Jordaens III, rassemblant divers motifs – la plupart bibliques – destinés à être repris plus tard pour la composition de paysages.
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13. Jan Weenix (Amsterdam 1640 – 1719 Amsterdam), Esquisse d’un paon et de trophées de chasse, 1708Huile sur toile, marouflée sur panneau. – 23,8 × 20,3 cm
Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 2019-S.55 -
14. Jan Weenix (Amsterdam 1640 – 1719 Amsterdam), Un paon et des trophées de chasse, 1708Huile sur toile. – 200 × 195 cm
Calouste Gulbenkian Museum, Lisbonne, inv. 454
L’achat lors de la dernière édition de la TEFAF à Maastricht d’un modello de Jan Weenix (1640-1719) (ill. 13) pour une grande nature morte de la collection de Calouste Gulbenkian à Lisbonne (ill. 14) est, en la matière, tout bonnement sensationnel. Lors d’une vente précédente (vente Christie’s du 21 juin 1987 à Monte-Carlo), cette esquisse d’une incroyable liberté n’avait pas échappé à mon attention et j’avais essayé de l’acquérir pour le Museum Boijmans Van Beuningen, mon employeur de l’époque. Trois ans plus tôt, ce musée avait consacré une forte intéressante exposition à l’esquisse à l’huile, dans laquelle figurait un autre exemple provenant de Weenix de la collection du musée Herzog Anton Ulrich à Braunschweig. J’ignorais qu’il était possible de traiter si librement la peinture dans une nature morte du XVIIe siècle et l’esquisse m’a fait penser aux œuvres de Manet. C’est une grande joie de pouvoir désormais donner à cette huile de Weenix la place qu’elle mérite au sein de la Collection Lugt. Avec les œuvres susmentionnées, elle donne une vraie impulsion à la représentation du XVIIe siècle dans notre maison.
Ger Luijten
Directeur